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S’il est un personnage qui a marqué de son empreinte la vie de lieux tels que Quenast , Wasseiges etc., c’est Joseph Emmanuel Zaman.
Ce chevalier d’industrie, pseudo baron, sénateur, est un produit typique du 19e , siècle des pionniers qui vit se faire et se défaire gloires et fortunes. Son parcours, exceptionnel à plus d’un titre, est révélateur de la révolution industrielle qui fit de la Belgique une puissance économique de 1er plan à l’échelle mondiale.
Qui donc était cet homme singulier ?
On trouve des traces de cette famille au début du 16e s. époque à laquelle les Zaman occupaient des charges héréditaires en vue au « pays de Waes ». Joseph Emmanuel Jérôme Zaman naît le 10 mai 1812 à Bruxelles où ses parents sont venus s’installer. Son père, Joseph Bernard Zaman, quant à lui, est avocat. Il décédera en 1826 laissant orphelin cet adolescent de 14 ans.
Son oncle maternel, le chevalier François Wyns de Raucour, avocat en vue de Bruxelles, homme politique libéral qui fut vice-président du Sénat et bourgmestre de Bruxelles de 1841 à 1849, le prendra dès ce moment sous son aile protectrice pour en faire, à son décès, en 1857 son légataire universel.
En 1840, il épouse la comtesse Cécile du Monceau de Bergendal dont le père, Jean-François, n’est rien de moins que lieutenant-général, aide de camp et chef de la maison militaire du roi des Pays-Bas et le grand-père, Jean-Baptiste, général d’Empire, puis, maréchal de Hollande (famille prestigieuse s’il en est…).
Son épouse lui donnera 4 enfants : Cécile (1841) qui épousera le baron Paul de Fierlant, Jules (1844-1845), Félix (1846) qui épousera la comtesse Mathilde d’Oultremont et Anne (1848) qui sera l’épouse du baron Charles d’Huart.
Les mariages dans la famille Zaman traduisent cette volonté de l’époque d’union de la haute bourgeoisie à la noblesse afin, vraisemblablement, de légitimer leur statut et d’élargir, par là-même, leur champ d’influence.
La plus ancienne carte montrant les carrières de Quenast indique qu’il s’agissait alors de petites exploitations qui, a l’époque, appartenaient à plusieurs maitres carriers. En presque cent ans, les carrières de Quenast se sont développées. On en dénombre 4 de grande importance. Dans le hameau de Puhain, à Rebecq, village voisin, on a aussi commencé à creuser et les trois carrières dont les trous existent encore à ce jour sont indiqués sur la carte Ferraris de 1777.
Entre 1844 et 1851, jeune homme d’affaires, il devient « maître de carrières » en rachetant les différentes carrières de Quenast extrayant le porphyre, une pierre de haute qualité qui a servi, notamment, à paver la Grand-Place de Bruxelles.
Les carrières de Quenast vers 1850 (Archives Rewisbique)
Les petites carrières acquises seront gérées par la « Société Zaman et Cie » qui deviendra, par la suite, la « SA des carrières de porphyre », dont Zaman fut l’administrateur-gérant jusqu’en 1869. Elle occupait 1200 à 1400 ouvriers à cette époque.
Cet ingénieur de formation se révèle également un gestionnaire avisé. Il innove, il modernise, il mécanise les procédés d’extraction de la pierre et de production du produit fini. Les carrières disposent dès lors des instruments nécessaires à une exploitation systématique de l’immense veine de porphyre. Ce sont les carrières à ciel ouvert les plus grandes d’Europe. Le pavé de Quenast acquiert une réputation internationale. Reste le problème du transport de cette production.
Sur la carte du Chevalier Beaurain de 1696, on observe dans le cercle les carrières, de Quenast, alors morcelées. Zaman les achètent en 1844 et elles ne formeront plus qu’un vaste trou après 1950. A gauche, J. Zaman, jeune. (Archives Rewisbique)
En 1848, Zaman innove en obtenant une concession pour l’installation d’une ligne de chemin de fer privée permettant l’acheminement des pavés jusqu’au quai du «canal de Charleroi» à Clabecq. Rappelons que, c’est en 1835, soit une dizaine d’années seulement auparavant, que le roi Léopold Ier a inauguré la première ligne de chemin de fer continentale, la fameuse ligne « Malines-Bruxelles ». Mais avant d’en arriver à cela, il doit se battre contre la toute nouvelle société ferroviaire belge qui lui interdit de faire fonctionner un train motorisé: seule la traction par chevaux lui est autorisée. Il passe à côté de cette décision et fait rouler pour la première fois une locomotive. Durant des années, les trains reliant Quenast à Tubize sont utilisés uniquement aux transports de matériaux; ce n’est que bien plus tard que des passagers auront accès à ce moyen de transport. La ligne quenastoise de Zaman deviendra la ligne 115 de la SNCB qui sera démantelée en 1961.
Article novembre 1844 (Musée communal de Nivelles)
Voici un article paru paru dans "La Gazette de Nivelles" du 5 novembre 1850 qui explique bien les remous que crée sa décision de moderniser le transport des pavés vers Tubize. Rapidement, Zaman transforme le simple dépôt du matériel roulant de sa ligne de chemin de fer en atelier de réparation. Ce dernier, sous la houlette de l’industriel, va bientôt évoluer vers la construction de matériel ferroviaire, notamment de locomotives. En 1854, les ateliers sont cédés à la société « Zaman-Sabatier » créée pour la circonstance. En 1855, ses locomotives sont déjà visibles à l’ « Exposition universelle de Paris » où elles obtiennent la médaille de 2e classe. Elles seront primées à plusieurs reprises à l’occasion de salons internationaux qui lui apporteront une renommée mondiale. La société devient en 1863 : «SA de Construction de Tubize». En 1864, Zaman a revendu ses parts car il ne figure plus parmi les actionnaires. Signalons à titre indicatif, qu’en 1870, la société occupait près de 350 ouvriers et qu’elle enregistrait déjà la fourniture de 200 locomotives.
Dès les années 1850, la réputation de Joseph Zaman n’est plus à faire. C’est devenu un industriel connu et respecté. Léopold Ier va d’ailleurs reconnaître ses mérites en lui octroyant en 1858 un titre de noblesse héréditaire. Il le fait écuyer.
En 1857, son oncle et son protecteur, François Wyns de Raucour décède en lui léguant toute sa fortune. Zaman, veut-il perpétuer la tradition familiale ou rendre un hommage posthume à son bienfaiteur, toujours est-il qu’en 1858, il se lance en politique sous la bannière du parti libéral.
Il devient en juin 1858 sénateur de l’arrondissement de Nivelles en remplacement du comte Coghen qui vient de décéder. Il sera élu directement au suffrage censitaire aux élections de 1859 et réélu en 1867. Son mandat prendra fin en août 1870.
Joseph Zaman devient maintenant monsieur le sénateur, lui, qui était déjà surnommé le « baron Zaman » (sans doute en référence au « chevalier d’industrie » qu’il était). En juin 1867, Léopold II, qui a accédé au trône en 1865, lui décerne la distinction honorifique de « chevalier de l’ordre de Léopold ». La rumeur raconte que Zaman était apprécié de Léopold II et que le sénateur avait ses entrées à la Cour.
Rien d’étonnant que des affinités aient pu exister entre les deux personnages lorsqu’on sait que Léopold II voulait faire de la Belgique « un pays fort, prospère et beau… ».
Zaman devait être pour lui le prototype même de l’industriel visionnaire, innovateur et ingénieux. Il symbolisait le modernisme pour ce roi qui contribua incontestablement à faire de la Belgique de l’époque un pays riche doté d’une industrie de pointe, d’infrastructures décentes, de bâtiments prestigieux.
C’est donc monsieur le sénateur Zaman qui fait, dès les années 1860, son apparition remarquée à Wasseiges.
Il rachète le château de Wasseiges au comte d’Oultremont de Presles (parent de sa bru), le neveu du comte de Bryas qui avait acquis l’ensemble des domaines de feu le baron d’Obin, c’est-à-dire le château, ses annexes et son parc, la ferme contigüe et ses terres, soit 145 ha au total. Dans le même temps, Zaman acquiert également à Ambresin la ferme du Soleil, ses 173 ha et le moulin à vent. Il deviendra propriétaire aussi de 140 ha dans les communes limitrophes. Ipso facto, il devient, en tant que propriétaire foncier, un pourvoyeur d’emplois important pour la main-d’œuvre locale faite essentiellement de journaliers agricoles employés par ses censiers pour l’exploitation de ses fermes.
Le château de Wasseiges (Collections privées)
Zaman qui est un homme de défis s’intéresse dans le même temps à l’industrie sucrière. Les premières sucreries étaient implantées en Hesbaye vers 1840 sous l’impulsion de quelques fermiers entreprenants qui s’étaient lancés dans la culture de la betterave et désiraient pratiquer l’extraction du sucre dans leurs propres installations. Il s’agissait de petits ateliers utilisant des techniques artisanales assez rudimentaires.
Par la suite, vers les années 60, le gouvernement encouragea le développement de l’industrie sucrière par des primes à l’exportation. Les sucreries se multiplièrent. Zaman qui dispose de plus de 400 ha de bonnes terres de Hesbaye propices, notamment, à la culture de la betterave sucrière, ne peut rester insensible à cette opportunité.
La sucrerie d'Embresin (Collections privées)
En mai 1864, Joseph Zaman associé à cinq Tirlemontois (dont Achille et Edouard Gilain) constitue une association pour la fabrication du sucre : « Zaman et cie ». Par la suite, Zaman et Achille Gilain deviendront les seuls propriétaires. L’association de ces deux ingénieurs fait de la « sucrerie d’Embresin » une des plus importantes de la région et, sans doute, une des mieux équipées. La famille Gilain qui possède une usine de construction mécanique à Tirlemont y apporte, notamment, sa technique en matière de machine à vapeur. C’est la « Société des ateliers de construction J.- J. Gilain » (fondée par le père d’Achille) qui fabrique la colossale machine à vapeur mise en fonctionnement vers 1880. Cette machine à cylindre vertical, du modèle « à balancier » de 25 tonnes développant une puissance de 120 CV, est une des références européennes pour cette technologie. En 71, cinq fermiers unissent leurs capitaux pour créer également une sucrerie à Boneffe. Zaman sera aussi de la partie.
On peut constater au travers de ses acquisitions et de ses investissements que le châtelain Zaman est devenu dès 1870 un personnage incontournable pour les gens de Wasseiges, d’Ambresin et des environs. Les activités de la sucrerie vont progressivement nourrir nombre de familles. En dépouillant les registres d’état civil, on voit apparaître une nouvelle catégorie de métiers : les ouvriers de la sucrerie. Durant les campagnes betteravières, elle fait également appel à une importante main-d’œuvre ponctuelle.
Zaman, quant à lui, partage ses résidences entre son château de Forest et celui de Wasseiges qu’il affectionne particulièrement. En quelque sorte, Wasseiges est devenu son fief. Il fait d’ailleurs enterrer sa mère, la douairière Zaman née Wyns de Raucourt, décédée en mars 1868, à Wasseiges au cimetière de l’église où une stèle est encore visible. Pourquoi à Wasseiges alors que la famille Zaman possède une crypte familiale dans l’ancien cimetière de Forest ? Signe qu’il souhaitait s’y installer durablement ?
Locomotive à vapeur Zaman NMVB Type 3 (Musée de Thuin)
En 1867, incontestablement, Zaman est un homme fortuné. Il aime d’ailleurs faire étalage de ses richesses. Il possède plusieurs châteaux : Forest, Wasseiges, Limal et ensuite Bousval. Il vit sur un grand pied. On peut dire qu’il est atteint d’une certaine mégalomanie. Fraichement décoré par Léopold II, il est au faîte de sa notoriété.
La note de J. Zaman - Le château de Forest (Collections privées)
Au travers d’un document original que j’ai pu obtenir, nous découvrons de lui un autre aspect… Il s’agit d’une note de sa plume datée de janvier 67 adressée à Achille Gilain.
« Mon cher monsieur Gilain,
Je vous envoie … une petite note pour le boucher que je vous prie de lui remettre et lui dire … qu’à chaque expédition de viande de mettre dans le panier un billet avec le poids de la viande expédiée afin de permettre de faire la vérification à son arrivée.
En attendant … recevez mes salutations affectueuses et dévouées.
Zaman ».
Cette petite note traduit-elle un état d’esprit soupçonneux ou tatillon ? Avait-il la hantise d’être trompé ? En tout cas, elle prouve qu’il épluche jusqu’aux moindres notes de frais, n’hésitant pas à s’adresser à son associé Gilain (à l’origine de l’envoi sans doute) pour lui faire part de ses doléances. Cette anecdote confirme qu’il n’est pas homme à laisser les choses au hasard. Le contrôle de l’activité lui appartient jusque dans les moindres détails.
L'arrêt à la sucrerie (Collections privées)
L’isolement géographique de la sucrerie
Vu la position géographique de la sucrerie, les matières premières, les marchandises nécessaires à son fonctionnement ainsi que sa production étaient acheminées au moyen d’attelages entre Ambresin et la gare de Noville-Taviers sur la ligne de chemin de fer : Namur-Tirlemont.
Cette situation qui handicapait la rentabilité de l’usine ne pouvait satisfaire Zaman. Pour en avoir fait partie lui-même, il connaissait particulièrement bien l’industrie ferroviaire et ses acteurs.
Rappelons qu’il fut dès 1848 un précurseur en matière de transport ferroviaire. La loi de juillet 1875, confiant à l’initiative privée la possibilité de créer des lignes de chemin de fer d’intérêt local, lui donne l’opportunité de créer une ligne entre Noville-Taviers et Ambresin.
En juin 1878, il obtient la concession de la construction et de l’exploitation, pour une durée de 40 ans, d’une ligne de chemin de fer à voie étroite (de 72 cm d’écartement) pour ce tronçon. L’Etat y met néanmoins une condition sine qua non, celle d’organiser également le trafic des voyageurs. Le premier tracé qui prévoit de traverser les villages de Wasseiges, Branchon, Boneffe et Taviers dut être abandonné, au vu de l’hostilité des paysans qui voient d’un mauvais œil le petit train traverser les villages où le bétail circule d’habitude librement dans les rues. Le constructeur s’incline et modifie son projet. La ligne passerait dans la campagne mais à proximité, néanmoins, des habitations.
Zaman acquiert les terrains nécessaires de ses propres deniers et les travaux peuvent commencer. Un gros obstacle technique se pose à Branchon où la ligne doit passer dans une cuvette assez prononcée. La construction d’un viaduc s’avère indispensable. D’une longueur de 130 mètres, il enjambe le « bâti » à environ 5,50 mètres de hauteur. Il s’agit pour l’époque d’un ouvrage remarquable. Ce pont métallique deviendra une sorte d’attraction pour la région. Les bâtiments nécessaires à l’exploitation sont construits en 1879. A Ambresin, dans les dépendances de la sucrerie, se trouve le dépôt : bureaux, ateliers, remise et forge. Des stations pour les voyageurs sont construites à Ambresin, Wasseiges (dernière maison à gauche avant le cimetière), Branchon, Boneffe et Franquenée.
Un matériel flambant neuf sorti des ateliers de Tubize arrive sur place : 2 locomotives de 15 CV, 4 voitures de voyageurs fermées et 2 découvertes, 3 fourgons, 80 wagons de 5 tonnes et 2 de 10 tonnes. Par la suite, une 3e locomotive plus puissante baptisée « le Coucou » est fournie par les usines Cockerill.
La ligne "Zamann", passant à Wasseiges (Collections privées)
En un an, tout est bouclé et le 1er septembre 1879, le « petit train Zaman » fait sa première sortie. Il accomplit plusieurs aller- retour. Tout se passe pour le mieux. Le 15, c’est l’inauguration officielle par le Ministre des Travaux Publics, M. Charles Sainctelette et M. de Luesemans, gouverneur de la Province de Liège. La 1re ligne de chemin de fer vicinal belge est née… Elle atteint une longueur de 9,50 km…
L’ensemble de l’investissement coûtera à Zaman près de 400.000 francs, somme considérable pour l’époque.
Le « roi bâtisseur » est curieux de voir et d’apprécier ce « petit train Zaman » dont on lui a parlé. Joseph Zaman qui a ses entrées à la Cour obtient la confirmation du cabinet royal qu’une visite du roi Léopold II à Wasseiges est planifiée. Le 3 mai 1880 restera une date mémorable pour toute la région.
Zaman et l’ensemble des autorités locales viennent accueillir le roi à Taviers à sa descente du train royal. Toute la région s’est mobilisée et rassemblée pour l’événement, les notables, le clergé, les enfants des écoles, les habitants sont venus en très grand nombre… Une voiture spéciale qui sera appelée par la suite « voiture royale » attend l’illustre visiteur. Les premiers discours terminés, le roi Léopold II et l’ensemble de sa suite prennent place dans le petit train qui chemine fièrement vers Wasseiges en enjambant au passage le viaduc de Branchon sous les vivats de la foule rassemblée sur son passage… A Wasseiges, il traverse le village en calèche escorté par un escadron de la gendarmerie et se dirige vers le château où a lieu la réception. On raconte qu’en chemin une vieille Wasseigeoise l’invita : « Vino veuye mi belle omaye » et que le roi s’exécuta… Longtemps, les vieux du village raconteront cette anecdote qui avait fait le tour de la région… Au château, le roi est reçu en grande pompe. Léopold II ira, accompagné de Zaman, saluer la foule sur le balcon du château. La population est en liesse. Zaman, pour sa part, savoure son heure de gloire. Au retour, le roi, ravi de sa visite, s’entretint avec le mécanicien et le chauffeur et, les félicitant pour la maîtrise de leurs manœuvres, leur donna à chacun un pourboire de cinq louis.
Le "Petit Train Zaman", passant à Branchon (Collections privées)
Dans toute la région et même au-delà, Zaman, auréolé de son succès, et son petit train deviennent un véritable mythe. Cette visite royale qui a profondément marqué les esprits va encore amplifier cette notoriété. Les gens ont maintenant l’occasion de prendre le petit train pour leurs déplacements. Le service comprend par jour 8 allers-retours sur un trajet qui dure 35 minutes à la vitesse maximum de 17 km/h. Le voyage entier coûte 35 centimes et 10 centimes entre 2 stations.
La concession et l’exploitation de la ligne resteront l’apanage de la famille Zaman jusqu’à la fin. Le baron Raoul d’Huart, son petit-fils, en sera le dernier patron. En 1917, les envahisseurs allemands s’emparent de la ligne qu’ils démantèlent pour expédier les rails en Allemagne. Il en sera de même d’une partie importante du matériel roulant.
Le petit train Zaman avait vécu… Du Capitole à la roche tarpéienne, il n’y a qu’un pas…
Dès les années 1870, la croissance économique mondiale qui caractérisait la seconde moitié du 19e s’essouffle. En Europe et aux Etats-Unis surtout, de gros risques ont été pris par les compagnies ferroviaires toujours plus nombreuses pour rafler les contrats de construction et d’exploitation de voies ferrées en bradant les prix tout en garantissant aux investisseurs des gains constants. La spéculation sur les profits dans ce secteur va bon train. Des « bulles spéculatives » se créent. Le « krach boursier de Vienne » de 1873 va être le premier signe d’une profonde dégradation du monde économique et financier. La France qui a perdu la guerre en 1871 contre les Prussiens doit payer un lourd tribut au vainqueur. Privée de fonds propres, son économie périclite et subit une profonde dépression. Les banques d’affaires qui ont soutenu l’expansion effrénée subissent des pertes considérables. Beaucoup font faillite et entrainent d’autres investisseurs tel un « effet de dominos ». Le krach boursier à New York en 1884 fait exploser la « bulle spéculative ferroviaire ».
Zaman qui s’est révélé toute sa vie un industriel hors pair, attentif à la bonne gestion de ses affaires, soucieux, en bon capitaliste de la rentabilité, s’avère un bien piètre financier. Associé à d’autres partenaires de ses relations, il a investi massivement dans l’industrie ferroviaire. Il a mobilisé ses capitaux dans des banques d’affaires ou des « sociétés à portefeuille » spéculant sur les profits escomptés d’un secteur en croissance exponentielle. La « Société Comptoir général Alfred Eyckholt et Cie » en est une. Il s’agit d’une société en commandite par actions, forme juridique qui a pour particularité d’engager l’entièreté du patrimoine des gérants. Mal lui en Pour honorer ses engagements vis-à-vis de ses créanciers, Zaman est contraint, bien entendu, de réaliser la quasi-totalité de ses avoirs. Il vend son château de Forest et celui de Bousval. L’ensemble de son patrimoine foncier de Wasseiges et d’Ambresin : château, fermes et terrains, est vendu en bloc à la famille Lieutenant, riches industriels verviétois. C’est seulement en 1892 que ses parts dans la sucrerie seront rachetées par Achille Gilain qui en deviendra dès ce moment l’actionnaire unique.
Le château de Bousval qui fut vendu, comme le reste des propriétés de Zaman (Collections privées)
Après le krash de 1884, Zaman qui a 72 ans, se retire chez sa fille cadette, Anne, et son gendre, le baron Charles d’Huart. Il mourra à Bruxelles le 11 juillet 1894 et sera inhumé dans la crypte familiale de l’ancien cimetière de Forest.
La vie de Zaman se confond avec l’histoire industrielle du 19e siècle.
Né en 12 et mort en 94, c’est un enfant du siècle exclusivement. Il connut l’avènement du Royaume de Belgique et profita d’une stabilité politique porteuse de paix et de croissance. Il fut un artisan, un pionnier de la « révolution industrielle » où l’ingéniosité humaine portait l’espoir d’un futur meilleur.
En homme de « challenges », son parcours est fait de rachats, de créations d’industries. Il les modernisa, les équipa, les rentabilisa pour ensuite en revendre certaines en dégageant de juteuses plus-values qu’il réinvestit par la suite. Il marqua les esprits de l’époque. On l’avait surnommé le « baron Zaman » en référence à ses réalisations et à son parcours peu conventionnel. S’il connut réussite et gloire, il vécut une descente aux enfers qui vint gâcher la fin de sa vie. Cette chute brutale s’inscrivit dans une fin de siècle chahutée par des krachs financiers et des banqueroutes à répétition préludant à la grande récession et à la crise de 1929.
Revenons à Wasseiges, à Ambresin et aux villages voisins, où la population qui avait vécu en quasi-autarcie fut fascinée par ce personnage qui apportait tant d’innovations. D’abord méfiante, ensuite admirative et enthousiaste, elle partagea aussi la désolation et la peur. Pour tous, Zaman était devenu un mythe. Pourtant, très vite, on oublia l’homme, son nom ne survivant dans la région que dans l’évocation du « petit train Zaman ».
Le parcours de cet homme visionnaire, entreprenant et son épilogue tragique interpelle particulièrement aujourd’hui. Tout ce vocabulaire devenu familier qui évoque la crise économique et financière actuelle : « Faillite de banques d’affaires, dépression, récession, krach boursier, bulle spéculative…», n’est pas neuf – il ne l’était déjà pas en 1929 – et pourtant... Tel des spectres venus du passé, ils nous sont revenus plus ravageurs que jamais.
Aurait-on oublié que l’Histoire est un perpétuel recommencement ? Beaucoup semblent, hélas, en avoir oublié les leçons.
(Sources: M. E. Jacquelain. Revue du rewisbique n° 35, juin 2013)